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dE tRAVERS
5 octobre 2008

Celui qui se noya

Personne n’avait jamais vu cela et tout le monde une fois les présentations effectuées s’en agaçait. Lui avait passé déjà le quart de son siècle à maîtriser ses états d’âmes, ses peurs, ses désespoirs, ses déceptions, sa cuisine, ses canalisations, son stock de serpillières, ses colères, ses spleens, ses éclats de rire, bref toute sa vie. Il jouait un drôle de funambule. Enfin pas si drôle puisque son principal problème – le seul qui compte – venait des larmes. S’il laissait s’écouler des yeux juste une infime goutte, le cauchemar commençait. Rien ne l’arrêtait.

Jusqu’à devoir se foutre dans la baignoire pour pleurer, s’asseoir sur le trottoir près d’une bouche d’égout, filer au bord d’une rivière, d’un canal ou d’un fleuve et tendre la tête, patienter des heures devant la glace au-dessus de l’évier… La raison de cette spécificité devait exister, mais bien cachée dans les entrailles des massifs anciens.

Ce n’est pas forcément les maladies d’amour qui déclenchèrent les plus grandes cascades, ni les mauvaises notes à l’école, ni les coups de pied ou les claques du père. C’était hasardeux et aussi inattendu qu’une lettre manuscrite reçue dans sa boîte au XXIe siècle.

Le travail lui assurait 8 heures de tranquillité chaque jour. Le soir, il évitait de sortir sauf si quelques connaissances le lui proposaient. Bon il n’avait plus vraiment d’amis. Alors il s’arrangeait surtout pour contourner toutes les sources d’émotions banales : livres, musique, cinéma, télévision, théâtre. Morne était sa vie, sans relief et sans perspective. Car comment aimer vivre si on s’interdit les épices qui couronnent le quotidien ?

Cet homme ne vivait pas vraiment en fait. Sa glace lui crachait à la figure tous les matins sa misérable condition de désert humain. Il n’avait pas spécialement de choses à raconter, pas la volonté d’en projeter et finalement il était mort au moment où il avait décidé de ne plus jamais pleurer.

Il faut dire que la dernière fois mémorable fut extraordinairement ridiculisante. Il finissait son café au restaurant en face d’une femme qui ne savait pas comment lui dire qu’elle le quittait. La tasse blanche posée et fumante, elle dégueula le morceau. Les yeux mouillés, la catastrophe était en marche : des gouttes glissaient le long de ses joues suivant des routes gravées sur sa peau, il ne servait à rien d’essuyer… La nappe devenait humide, les autres attablés curieux fixaient le phénomène et elle avait honte. Évidemment, honte de supporter les réactions d’un homme à qui elle n’était plus liée. Les serveurs s’inquiétaient de voir le sol si trempé. Les serveurs imposaient au couple (enfin aux deux personnes) de partir vu l’état d’inondation. Ses pieds claquaient dans des flaques de larmes qu’il venait juste de déposer. Ce soir-là, les pieds trempés, l’ombre fuyante de la femme aimée au loin, il se promit de ne plus pleurer.

L’endurance à ne pas vivre des émotions est certainement la plus compliquée à détenir. Si tant est qu’on veut rester un humain.

C’est parce qu’il fut viré du boulot (à cause d’une faute professionnelle et non de sa particularité), parce qu’il fut sommé de quitter l’appartement qu’il louait (et qu’il inondait), parce qu’il n’avait vraiment plus rien à faire de cette vie dans cette situation qu’il se rendit sur le continent sec. On peut dire que c’est en parcourant une vitrine d’agence de voyage, s’attardant sur des chameaux ignorant leur chance de figurer sur une affiche touristique internationale, qu'il prit sa décision.

Une fois la zone atteinte, l’homme se dénuda. Pris le temps de se rappeler tout ce qu’il n’avait pas réussi à faire, tout ce qu’il n’avait pas pu faire, toutes celles qui l’auraient aimé sans ce défaut, tous ceux qui ne l’auraient pas traité de merde, toutes les émotions qu’il s’était interdites, toutes les chansons dont il ne se rappelait plus, toutes les écorchures non méritées. Et là, des litres et des litres d’eau légèrement salée s’effondrèrent sur le sol craquelé. Debout face à la nuit qui le cachait, l’eau imprégnait la terre mais commençait à déborder. Les flaques communiquèrent entre elles et notre pleureur voyait ses pieds immergés dans une eau encore boueuse. Il n’était plus seul au petit matin, les animaux des alentours s’étaient rassemblés pour laper les décilitres qui devenaient hectolitres. Un jour plus tard, dans la même position, l’homme figé poursuivait sa performance. Il avait tellement attendu. Les animaux au bout de deux nuits s’étaient approchés de lui, digéraient leur repas et siestaient près de l’étang. Accroupi sur un rocher, l’homme tête entre ses mains, éreinté et brûlé par le soleil, n’en finissait pas de chialer. Au bout du 10e jour, l’eau lui arrivait (son eau) au torse et l’entourait sur des centaines de mètres à la ronde. Il était temps d’arrêter de pleurer, la situation devenait complexe. Il avait fait naître un lac dans le continent sec pour le plus grand plaisir de la faune, certainement de la future flore et un jour sans doute des hommes. Il était parvenu à son plus bel instant de vie en voulant y mettre fin. Plutôt que de pleurer par tristesse, l’homme se mit à pleurer de bonheur. L’eau du lac s’agitait de plus en plus à cause du vent. Il en avait maintenant jusqu’au menton. Mais il larmoyait de bien-être, celui qu’il n’avait presque jamais connu. Un dernier regard sur l’horizon, sur un troupeau de quadrupèdes en fuite… Un cortège humanoïde dans sa direction.

L’eau pénétra sa bouche lentement et recouvrit ses cheveux. Les yeux ouverts, il lâcha un dernier sourire et essuya ses joues.

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Commentaires
D
N'abusons pas... merci de votre passage. Il s'agit de deux petites histoires (avec l'homme aux tempêtes) écrites il y a quelques temps maintenant. J'ai remis le nez dessus et voilà !
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L
Je me joins à Polipoterne, c'est magnifique.<br /> Bravo, là c'est moi qui séchée, enfin avec toute cette eau ça va être difficile ;-)
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P
Pas de commentaire sur ce chef d'oeuvre.<br /> <br /> Juste un mot, sincère et profond.<br /> <br /> Magnifique !
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